Spearboy

Lac du Bourget, septembre 2014


-Tu n'est pas assez détendu.
-Je suis détendu.
-Non, tu ne l'est pas. Tu ne plonges pas, tu coules comme une pierre.
-Comme une pierre?
-Oui, une pierre. Un plomb, même.
Il faut que tu te fondes dans l'élément. Cesse de lutter contre l'élément.
-Je n'y peux rien, c'est le froid, l'obscurité...
-Pense à un souvenir agréable. Quelque chose de paisible.
Tu dois porter en toi la paix intérieure.
-Un souvenir agréable?
-Oui. Un souvenir heureux.

Je cherchais alors dans mes souvenirs. Je cherchais, et plus je cherchais,
moins je trouvais.
Était-ce possible? Je n'arrivais pas à trouver de souvenir heureux?
Je pensais alors à la naissance de mes enfants. Oui, c'était des souvenirs plus qu'heureux,
mais ce n'était pas des souvenirs qui procurent la sérénité:
Des moments trop forts, trop chargés d'émotions.
Je cherchais encore.


-Tu dois évoquer ce souvenir, puis plonger, et ne plus penser à rien.
Vivre juste l'instant présent, oublier d’où tu viens, oublier où tu vas.

.. Il faut déjà le trouver, ce souvenir heureux et paisible.
Ce souvenir qui me fera revivre un moment de bonheur, sans qu'il soit trop chargé en émotions.
Je cherchais encore...
Puis cela m'apparut, tellement évident.

Pourquoi j'étais là, flottant à la surface de l'eau, essayant de me détendre, de faire disparaitre cette légère tension dans le cou?
Pourquoi je cherchais dans mes souvenirs ce moment qui allait m'aider à me relâcher, avant de respirer une dernière fois, puis plonger,
pour descendre dans ce lac froid et obscur?

Je me souvins alors ou tout avait commencé:
Costa Brava.
C'était l'été. J'étais enfant.
Avec mes cousins catalans, nous partions explorer les rochers, et pêcher des coquilles d'oursins vides,
équipés d'un simple masque à la jupe de caoutchouc, d'un tuba en plastique rigide, et d'une paire de palmes.
Nous allions toujours plus loin, plus profond, dans notre quête du plus beau squelette d'oursin,
au risque de nous faire éclater les tympans. Nous maitrisions si mal les manœuvres d'équilibrage des oreilles...

Parfois, nous tombions sur un chasseur sous marin équipé d'un grand harpon et d'une combinaison noire.
Je me souviens de cette aura de mystère qui entourait ces chasseurs croisés près des rochers.
Ils exerçaient sur nous une fascination empreinte à la fois de crainte et de respect.

Nous restions dans l'eau le plus longtemps possible, puis nous sortions de l'eau, épuisés, claquant des dents, mais heureux.
Oui, ces moments dans l'insouciance de l'enfance comptent parmi les plus heureux et paisibles de toute ma vie.

Ce jour là, il se passait quelque chose de nouveau dans mon esprit. la petite voix qui me parlait tout le temps devint silencieuse.
Elle m'observait, probablement, pour voir si j'avais assimilé la leçon.

Après avoir éprouvé ce sentiment heureux, je prenais une dernière inspiration.
Lentement, je me remplissais d'air, et je m'immergeais pour un voyage d'une minute quarante cinq le long du filin.

Passé quinze mètres, j'atteignais la thermocline, ne pensant à plus rien, hormis le moment présent.
J'acceptais le froid glacial, l'obscurité, la pression... et me laissais couler dans le silence.
Je coulais longtemps, accélérant au fur et à mesure dans ma chute.
Lorsque j'ouvris les yeux, ce fut pour voir la balle de tennis qui sert de butée au mousqueton de la longe.
Je me laissais couler encore un peu.
La lampe étanche que nous avions installé au fonds pour donner un peu de lumière brillait dans ces ténèbres comme la lumière d'Elendil.
Je tendais la main, et venais caresser le plomb. Je souris.
37 m, une profondeur somme toute modeste, dans le monde des apnéistes.
Mais j'étais heureux, à la fois d'avoir atteint cette profondeur, d’où j'entrevoyais déjà les 40 m,
tout simplement heureux de vivre un moment simple de Bonheur.
J'avais réussi.
La main, le plomb au bout du filin, le lac, formaient un tout.
Pendant un moment, je ne faisais plus qu'un avec l'élément, avec l'eau, avec le lac. Avec l'univers entier.
Et cette plongée en apnée c'était transformée en une minute quarante cinq hors du temps, un moment de pur bonheur.

Voilà, pas d'exploits de chasse à raconter, pas d'exploit non plus ici,
juste l'envie de partager des moments qu'on ne partage habituellement qu'avec quelques personnes, binômes, présents à ces instants,
partager une passion d'aller dans l'eau, pas aussi prenante ni riche en émotions comme peut l'être la chasse sous marine, bien sur,
mais à force de vivre loin de la mer, ma mer comme dirait Brice, j'ai appris à "surfer" là ou je suis, et à aimer l'eau douce.
Petit lien vidéo sur une de ces plongées: https://www.youtube.com/watch?v=PTx92ZdguLo
Pas d'images du récit précédent, mais ces images d'une plongée qui y ressemble,
tournées peu avant que je change de corde pour une de 70m histoire de voir venir. Je ne pense pas arriver au bout de cette corde
là tout de suite!
Edit: le lien viméo ne marchait plus, remplacé par un lien youtube. 22/06/2022

très sympa
l'ambience, tout y est

Ps : si tu as un moment, un petit retour sur le Cr / 4 kg

Très sympa, merci d'avoir pris le temps d'écrire.

C'est fou, tu retranscris très bien la fascination que je ressentais gamin quand je croisais un chasseur: la taille de son fusil, son l'équipement complet alors que je devais attendre d'avoir un an de plus pour compléter le mien... Alors quand par chance il avait un poisson à la ceinture je passais un certain temps à regarder voir un temps certain!

jonybegood a écrit :

Très sympa, merci d'avoir pris le temps d'écrire.

C'est fou, tu retranscris très bien la fascination que je ressentais gamin quand je croisais un chasseur: la taille de son équipement alors que je devais attendre d'avoir un an de plus pour compléter le mien...

Sale période en effet...






Ok j'ai compris...



Très sympa le CR ! C'est un truc auquel j'ai pris goût récemment, de descendre juste pour l'apnée, ça me faait plaisir d'en lire un CR !

Puis c'est fou le noir qu'il fait à 40m !

En fait j'ai un peu hésité avant de poster ça, ça faisait un moment que "ça dormait dans un carton"
j'y livre un peu (beaucoup?) de moi même, content que ça vous touche!
Merci pour vos commentaires bien sympa.

Ah, Rouget, quels sars? m'en souviens plus du tout!

Costa: c'est pas encore 40 c'est que 37 Edit: oups; 34 sur la vidéo. mais bon entre 34 et 37 ça change pas beaucoup question lumière.
Pour les 40 je devrais dire ça bientôt c'est au programme cette année

Mais c'est vrai qu'il fait très sombre passé 25-30m, c'est ce que j'aime aussi en lac, cette impression d'être au milieu de nulle part, très vite,
ce froid, cette obscurité, ce coté "extrême" qu'on ne retrouve en mer qu' à des profondeurs abyssales, et inaccessibles pour moi.
Même si sur vidéo ça rend pas pareil, l'obscurité n'est pas aussi prononcée je dirais. La gopro arrive à ses limites avec ces faibles lumières,
et le noir est mis en "relief" par la lampe au fond qui contraste avec.
Pour la petite histoire,la lampe ne fonctionne plus. elle n'a pas pris l'eau, mais doit y avoir un faux contact elle marche plus.
Donc on continue de plonger sans lampe, et en fait c'est pas gênant, on voit quand même le plomb

Pas évident de retranscrire ses émotions par des mots, tu y es magistralement parvenu . L'intro est superbe, elle retient l'attention, suscite la curiosité

Merki

Génial! !!

Super récit

Merci à vous! Bon ben je recommencerais , il y aura surement une suite!

Par contre je suis très déçu. Personne pour lancer une petite boutade sur mon masque
rose sur la vidéo? L'esprit Spearboy se perd! ça craint!

Belle plume

djouss a écrit : Par contre je suis très déçu. Personne pour lancer une petite boutade sur mon masque
rose sur la vidéo? L'esprit Spearboy se perd! ça craint!

C'est que.... j'avais peur que du coup tu reparles du mien à la dernière spearpride masquée

Super !!! Ca ma rappelé plein de souvenir d'eau verte et froide ... un super moment !

Bon ben j'ai réparé mon cressi minima, on me verra plus avec ce sphera rose! c'est vrai qu'il y a une ressemblance avec ton masque, Costa.

D'habitude, j'aime bien attendre et laisser passer du temps, entre le moment ou il m'arrive quelque chose d'intéressant,
et le moment ou je vais le raconter.
Parce que le vécu devient un souvenir, et que la mémoire, joueuse, déforme, et souvent, embellit les choses.
Si on ne devait s'en tenir qu'aux faits eux mêmes, souvent, il n'y aurait pas grand chose à raconter.
On est loin d'une approche scientifique, bien sur.
Mais n'est-ce pas ça qui rend un récit plus intéressant, le fait que raconté par deux personnes différentes,
on aura deux versions différentes, qui racontent pourtant les mêmes événements?
Mais pour une fois, j'ai envie de vous raconter un truc vieux de.. 1 jour.

Lac du Bourget: 30 Juin 2015.

ça fait maintenant un moment que j'essaye d'atteindre 40m dans ces eaux froides et sombres.
La météo a été clémente cette année, le corps est entrainé, mais ça veut pas y aller.
je suis déjà descendu à 37m en immersion libre dans la saison, mais chaque fois que j'essaye d'ajouter 2m,
chaque fois que je mets ce satané plomb à 39m, je reste bloqué dans la zone des 35.
Je n'arrive pas à me dominer, c'est plus fort que moi.
Aujourd'hui, j'ai changé de tactique.
Je me contente d'un échauffement poumons vides à -10m, puis je tente direct 39m.
Mais ça coince. dès 25m je loupe une compensation, je ne suis pas dedans, et je laisse tomber. Je remonte.
J''essaye de me préparer à nouveau, j'essaye de me détendre.
Nouvelle tentative.
Je bloque encore à 34 ou 35 m.
Pour mon binôme et padawan, ça va plutôt bien.
ça fait deux ans maintenant qu'on plonge ensemble régulièrement au lac, et il a bien progressé.
J'y suis pour quelque chose, et ça me fait plaisir de le voir progresser, et de voir qu'il se remotive pour le lac.
Aujourd'hui, ce n'est pas mon cas.
Marre de l'eau froide, marre de l'obscurité.
J'ai commencé à préparer mes fusils, dans 8 jours je m'en vais à la mer, ça va me changer.
Dans la tête, je suis déjà en méditerranée.
Mais revenons à mon padawan:
Il se prépare, et part pour un poids constant, et parvient pour la première fois à 30m en lac.
Je suis super content pour lui, il a fait de sacrés progrès! Dans peu de temps ce sera lui le maitre!
La séance touche à sa fin, et moi je coince une deuxième fois à 35.
Mon binôme suggère qu'on pourrait remonter le plomb pour faire un peu de variable.
On fait le nœud à 31m, et il se fait super plaisir en allant au bout.
Il remonte tout sourire, ça fait plaisir. Et il me lance:
"essaye 39 je suis sur que ça passera pour toi!"
Je cogite. Il insiste une seconde fois, et je dis ok.
Au pire si ça passe pas je lâcherais la corde.
On défait donc le nœud pour le refaire à 39. Puis on remonte le tout.
Je me détends, enfin j'essaye. Il y a une petite tension dans le dos qui ne veut pas partir.
ça c'est l'effet travaux dans la maison.. Pas terrible comme préparation à l'apnée..
Bon. On va faire avec.
Je prends une dernière inspiration, mon binôme largue les 8k5 de plomb, et me voilà parti.
Au début ça descend assez doucement. Je compense souvent le masque.
Puis je passe la thermocline, environ -12m.
La Thermocline s'est affirmée, je sens d'abord la fraicheur sur le visage,
puis une seconde après sur les pieds. (je plonge avec des palmes courtes sans chaussons)
Et puis ça s'accélère. Le plomb m'entraine inexorablement vers le fond. Je me détends.
Le masque a de moins en moins besoin d'être compensé, et je reste concentré sur l'équilibrage des oreilles.
La chute s'accélère encore, je ressens les turbulences créées par le plomb qui me précède, c'est grisant.
La température chute encore, alors que la lumière décroit. je suis bientôt dans le noir quasi total.
la vitesse, la pression sur mes poumons, font que bientôt je vais manquer d'air pour l'équilibrage. Je n'arrive plus à suivre,
surement aussi je me suis un peu crispé. Tant pis. je lâche la corde.
Et Ô miracle, le plomb s'immobilise aussitôt!
En fait j'étais arrivé. Je souris. Pas trop pour que le masque ne prenne pas l'eau, quand même.
Je me laisse glisser jusqu'au plomb, et regarde vers le fonds.
Notre spot est pile à 40. j'ai mis 39m, logiquement, je suis à 1m du fonds.
je regarde, mais... Je ne vois rien!
Merde c'est pas normal, le fonds devrait être là!
je me laisse glisser encore, sous le plomb. je me retiens quand même à la corde, la main calée sur le plomb,
mes jambes descendent, et je me retrouve à l'horizontale.
Soudain, un truc vraiment bizarre me surprend.
Mes cuissent viennent de se poser sur quelque chose de mou... Je suis posé sur la vase!
Et en fait, mon visage doit se trouver à 10 ou 15 cm du fonds, je suis trop près pour le voir, il semble!
Si je me laissais aller, j'en éclaterais de rire! Oh punaise!
Bon allez faut se rendre à l'évidence, sans une lampe je ne pourrais jamais voir le fond,
il n'y a vraiment plus assez de lumière qui arrive jusque là!
Je me tracte sur la corde pour m'arracher à cette vase, qui semble vouloir m'engloutir si je reste trop à trainer là.
La remontée est longue, mais un moment de pur bonheur.
Oublié le froid, l'obscurité. En un instant, quelque chose, a changé.
Je sais que de ce jour, je ne serais plus jamais le même.
Les futures sorties s'annoncent de très bonne augure.
Il faudra changer de spot, pour un poil plus profond.

Je finis la remontée avec mon binôme à la sécu, il m'attendait depuis un petit moment, j'ai un peu trainé au fonds.
En surface, je laisse éclater ma joie et remercie mon binôme et padawan. Si je l'ai fait, c'est grâce à lui!

Bravo, beau récit.
l' intro m'a fait penser à un mino avec sa fouine que j'ai croisé en sortant de l'eau lors de ma dernière sortie.
Y'a pas loin de 30 balais qui ne sépare de ce mino, mais au fond on a la même passion.

J'ai également eu l'occasion pour mon boulot de me retrouver à faire des plongées (bouteille)de nuit,
et c'est effectivement autre chose de se retrouver dans le noir avec un petit faisceau lumineux

Belle plume en tout cas

Yo djouss

Cool la vid. Ça doit meuler un peu en bas.

Si tu veux t entrainer, je te conseille de tester la fosse de meyzieu. 20 m et 29° dans l eau. Y a une bonne bande d homo palmus debilus qui font qq jeux sympas.

Il y a de seances ts les vendredi.

C est ambiance cool ou moins cool pour ceux qui veulent se donner un peu.

Oui ok c est pas 35 m

Merci Tontonfred, et au plaisir de te recroiser un de ces jours!
Cet été je serais à Six Fours, bon ça fait peut-être un peu loin pour se croiser mais qui sait.

Pour l'intro tu fais référence au premier, ou au second épisode?

@Plancha: oui je connais la fosse à Meyzieu, j'y vais de temps en temps en hivers,
pour prêter main forte à l'encadrement. (l'initiateur entraineur peut assister un MEF1 jusqu'à 20m en milieu artificiel)
J'en profite aussi pour m'entrainer à la compensation en descendant poumons vides, sinon 20m ça me frustre un peu,
faudrait le double pour bien faire! Mais dès que les beaux jours sont là je préfère largement aller en lac.
Sinon ill y a ce genre de fosse (40 m) en Italie près de Venise. Mais bon tant qu'à faire 700 bornes, je préfère, par exemple,
m'organiser une virée du coté de Cadaquès en Catalogne, pour aller chasser!

Sympa le récit! Y'a rien à chasser dans la vase, cherche plutôt un bon tombant!!!

Il parait qu'il y a des lottes au fonds du lac du Bourget, mais bon,
honnêtement, il y en aurait eut une juste devant moi, vu les conditions, je l'aurais pas vue!

Edit: je me rends compte que ça peut prêter à confusion, je sais que tu est au courant Sav, et qu'on est sur l'humour,
mais pour ceux qui ne le savent pas, petit rappel pour lever toute ambiguïté:
la CSM est strictement interdite en lac.
Les sorties en lac c'est juste pour l'apnée, ou l'explo!

beau récit et belle plume
merci Djouss