Enfance.
Modérateur : Modo's
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- Flèche de bronze
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- Inscription : mar. mars 20, 2007 9:02 pm
- Localisation : EQUATEUR
Enfance.
BLEU COMME LA MER.
La deux chevaux grince. Les trop nombreux bagages qui l'envahissent freinent sa progression laborieuse sur la route en lacet. Une heure déjà sous les pins, même l'odeur de la forêt n'arrive pas à faire partir l'idée que cette route n'en finit pas. Les trois frères assis à l'arrière ne peuvent que se chamailler, huis clos étouffant derrière ces vitres qui ne s'ouvrent pas, sans air et le vomis au coin de la bouche à chaque virage trop sec.
Le plus jeune assis au milieu sur une barre qui lui cisaille les fesses encaisse chaque cahot en grimaçant. Le plus vieux, à sa gauche, fait la gueule. Une claque violente de son père lui a laissé une marque rouge sur la joue. Il ravale ses pleurs. Rage rentrée, yeux baissés, il pense meurtre et tuerie. Le deuxième, rencogné le plus loin possible de tous a laissé ses yeux rêveurs se fermer. Vif, impulsif et parfois naïf, il ne sait pas ne pas répondre. Sa joue brille elle aussi d'une trace de doigts. La route des vacances, punition éternelle de parents qui ont oublié de ne pas avoir d'enfants.
La descente vers la mer. C'est bleu. Que du bleu. Du bleu partout. Eclatant. Du haut du massif lentement gravit pendant trois longues heures, la Citroën fumante arrêtée sur le bas coté, la famille regarde, silencieuse et respectueuse.
La même magie s'opère. Comme chaque année, ce 5 juillet 1972, au dessus de la ville qui apparaît, minuscules grains blancs et roses, c'est toute la tristesse de journées d'hiver trop courtes et sans plaisir qui s'enfuit. Cigales crissantes, vapeurs de sève de pin, et, presque insoupçonnable, une larme d'odeur de mer, d'algue, de roche humide. Il la sente tous, narines frémissantes et yeux mi clos. Personne ne dit rien parce que personne ne sait se parler.
La Méditerranée s'offre à eux, eux seuls pour un mois d'éternité.
La deuche avale les lacets de la descente en dansant sur ses jupes de tôle rainurée. Chaque passage de vitesse lui fait lâcher des miaulements grinçants qui n'en finissent pas.
Lorsqu'elle croise une autre voiture au détour d'un virage en épingle, les enfants se font tout petits, presque honteux.
C'est une splendide DS étincelante et pleine de chromes qui fait face, encombrant la chaussée, rutilante. Elle tracte une caravane énorme qui bouche la si étroite route. Obligés de stopper pour la laisser passer, ils ont le temps de voir les passagers du splendide engin.
A l’arrière, trois enfants, comme eux. Ils ont la tête à la fenêtre, ouverte, et sourient.
A l’avant, les adultes sereins et l’air sérieux, elle foulard noué sur ses cheveux, lui lunettes d'écailles posées sur une moustache en brosse.
Juste un regard sur cet objet qui leur bloque un instant la route de leur croisière. Regard transparent, même pas condescendant.
Le peuple qu’on ne voit pas car trop insignifiant croise et hume quelques secondes la vie vraie.
Voilà ce que le plus jeune sent.
A cet instant, il a encore en tête le sourire moqueur de son maître d'école lors d’une de ses classes interminables .
Ton père a quoi comme voiture mon petit?
Une deux chevaux Monsieur! Elle est belle, et toute neuve ! Mon Papa vient de l’acheter ! Et elle est marron! Et il y a un cliquet pour tenir les fenêtres à l'avant. Et elle roule vite !
Il a la voix enthousiaste, la certitude de la raison, son père ne peut qu'être celui qui fait le mieux.
Sans pitié, son maître le regarde et d'une voix profonde lui retourne un...
Un cliquet pour tenir une fenêtre? Mais c'est une voiture de la préhistoire qu'il a ton Papa!
Les rires de plus en plus forts des enfants de la travée de sa section lui font encore une fois monter les larmes aux yeux quand il y repense. L'humiliation qui lui colle à la peau, aussi forte que celle endurée sous les moqueries que ses camarades lui assènent au regard de ses vêtements si souvent portés et dépareillés, hors mode, hérités de ses frères ou de dons d'enfants devenus grands.
La mer roule sur les galets luisants. La voiture souffle sur le parking de la jetée. Ses frères sont quelque part en train de musarder sur la place du port, rêver d'une glace italienne à quelques centimes que leur Mère pourra peut-être leur offrir.Il ne sait pas où sont passés ses parents. Fatigué, il a décidé d'enfreindre l'interdit parental. Ne pas se baigner. Ne pas mouiller ses vêtements. Ne pas tro s'éloigner. Ne pas faire....
Il a enlevé ses sandales en plastique blanc, roulé et caché ses chaussettes au fond de son short, enlevé ce col roulé en nylon orange qui lui gratte et chauffe le cou.
Son corps blaffard et rondouillard n’a qu’une envie. L’eau. L’eau. L’eau. Se jeter dans la mer si bleue. S'y fondre et ne plus rien entendre. Ne plus voir derrière lui tout ce qui le gène et le fait pleurer. Il ne peut que vouloir tout oublier car rien ne lui est offert. Parents malheureux et tristes, frères trop grands et sans pitié. Un rôle de petit martyre grassouillet sans conscience qui lui colle à la peau, toujours en retrait avec ce qu’il faut dire et faire au bon moment.
L’eau froide et piquante lui entoure les orteils.
Il s’accroupit précautionneusement, ramasse l’eau dans sa main, la porte à sa bouche. La boit, la goutte, l’avale. Salée, iodée, un goût d'oursin et d'algues ennivrant.
Puis ses pieds avancent sans lui, genoux à mi eau, bras balançant dans la douce fraîcheur de cette fin de journée. Son short est trempé. Il ne s'en rend pas compte et continue d'aller.
Entre ses jambes, une ombre blanche glisse sur les pierres. Un poulpe. Tendant la main il a le temps de l’effleurer. L’animal est immobile. L’enfant glisse ses doigts sans peur sous les rugueuses ventouses. Les tentacules ceinturent son avant bras. Il le décolle de sa pierre. Le hisse hors de l’eau. Un sentiment de force et de puissance sans limite l'envahit pour la première fois. La chasse. Une proie. Une prise. Une conquête, une réussite, à lui tout seul, sans aide, quelque chose qui a de la valeur, qui est gros, qui se mange ,se vend, est dangereux, qu'il faut affronter sans peur, alors que d'autres fuient en hurlant. Lui, sans hésiter, en un instant l'a fait et peut le refaire, avec des poissons, des bêtes encore plus grosses, comme ça!!!
Papa, Maman, regardez ce que j’ai pêché ! Regardez ! Je suis fort ! Regardez moi ! Regardez ce que je suis capable de faire ! Dites moi que c’est bien !
Le poulpe dégoulinant est dans main, bras tendu, tentacules se tordant sur son bras. Il regarde vers le haut de la plage. Il ne voit personne. Pas de témoins de son premier exploit.
Il ferme les yeux. Ses parents ne verront pas ce qu’il est capable de faire. En plus, il ne sait pas tuer. Il passe en revue tout ce qu’il sait de tuer, son père cassant le cou des lapins avec un gourdin avant de les déshabiller de leur peau, son voisin chasseur alignant des volées de plombs sur le moindre animal du coin…Mais un poulpe…Ca non. Sa main retourne à l’eau, le poulpe n’y laisse que de multiples empreintes en anneaux rouge et fugaces. Ondoyant et rapide, il rejoint le large.
Le vieux mas loué pour l’été à quelques kilomètres de la plage se noie dans les vignes abandonnées. Elles donnent un raisin Isabelle acide, au grain minuscule chaud et croquant, d’un violet aigrelet qui fait pleurer la bouche et qui sert de nourriture à des volées d’oiseaux piailleurs.
Ce chant assourdissant sert de réveil.
Il y a du sable partout dans la maison. Un sable ocre et crissant qui envahit tout. Les draps rêches de gros coton blanc font mal à ces peaux douces et blanches déjà rougies par les premiers coups de soleil.
Les murs sont vieux. Le sable vient du mortier des cloisons qui s’écaillent par grandes plaques, laissant entrapparaître d’énormes mœllons de calcaire.
Une immense tonnelle ombragée par un platane centenaire sert de salle à manger. L'eau du puit tirée le matin par un volontaire désigné est froide. Ajoutée à un déjeuner de pain frais et de café chicorée, l'espoir d'une journée heureuse peut se faire un chemin dans leur coeur. Cris, bousculades. Préparatifs.
La voiture à nouveau chargée de parasols et de paniers, enfants casquettés et chaussés de plastique blanc, parents lunettes et chapeaux exotiques, la randonnée de la journée roule vers la calanque.
C'est la plus lointaine et la plus inaccessible que le Père choisit. Toujours loin et se cacher des autres.
Le minuscule parking dissimulé entre de hauts murs longeant d'immenses propriétés est peu fréquenté. Une dizaine de voitures seulement. C’est que cette calanque, pas grand monde ne l’aime. Il faut y marcher pour la rejoindre. Marcher même une heure. Et encore, c'est moins que l'année précédente. Une nouvelle route goudronnée permet de gagner de longues minutes.
Une heure d’air sec et trop chargé d’odeurs, une heure à s’égratigner avec les épines d’argeras et faire rouler des pignes de pin. Une heure pour arriver sur une volée de marches qui surplombe une baie ceinturée de falaises plongeant au ras de l’eau. Une heure pour y trouver un repère de bonheur. Même la lourdeur du paquetage familial ne gène plus. Les pieds volent sur la pierre blanche. On se faufile en riant à travers les passages les plus étroits sans même avoir peur du vide qui nous regarde cinquante mètres plus bas. L’arrivée sur la calanque donne toujours un temps de pause.
Le père assoit sa famille. On déballe un premier sandwich, on boit de la limonade glacée. Avec la sueur, les griffures d'argeras brûlent la peau.
On souffle. On aurait aimé une photo souvenir à ce moment là. Mais ça fait bien longtemps que l’appareil a disparu, caché sous les disputes et les rancoeurs. A l'écart, leur Père s'affaire.
Il a un air malicieux ce jour là. Ils ne se souviennent pas trop comment il a pu avoir cet idée. Rien, jamais, lui qui n’avait jamais eut un geste d’affection ou de tendresse pour eux, rien n’aurait pu laisser prévoir ça ce matin là.
Le soleil fait scintiller un étui assez lourd. Personne ne s’en était aperçu ou même avait fait attention qu’il transportait ce grand et lourd fourreau de toile verte.
Il se place face à ses trois enfants.
Un a un, il leur dépose dans les mains leurs cadeaux. Un sacrifice de pardon. Un rachat d’amour filial paternel. Une communion en silence.
Une paire de palmes chacun. Une foëne au trident impressionnant chacun. Avec un élastique. Un masque chacun. Avec une balle de ping-pong dans le tuba.
C’est avec des hurlements de loups qu’ils dévalent les derniers contreforts de la falaise. Ignorant des pierres qui roulent sous leurs pieds et qui tombent vers la mer. Ils ne l’ont même pas embrassé. Ils ont eut trop peur. Trop peur qu’il les reprenne ces jouets. Ils ont fuit avec. Qu’ils les aient en main au moins une fois, avant qu’une dispute punition les en prive à jamais.
Les shorts sont jetés en vrac sur les galets noirs. Les deux plus grands s’éloignent à grands coups de palmes vers le large.
Le plus jeune a un instant de recul. Il a sa foëne à la main, l’élastique déjà tendu. Son masque à boule lui fait l’effet d’être un cosmonaute. Il cherche son Père des yeux. Les regards se croisent un instant. Le pas hésitant dans les pierres humides et glissantes, son Père se rapproche. Lui pose la main sur l’épaule. La main reste ferme sur la peau de l’enfant. Le masque l’empêche de parler et cache ses yeux.
Soulevant ses lunettes sur le front, ses yeux clignant sous la lumière forte du soleil, il se tient à sa hauteur, genoux fléchis.
D’une voix calme et posée, pour la première fois, il lui parle d’homme à enfant. Les mots qui cascadent donnent une ivresse de bonheur que rien n’enlèvera jamais de sa mémoire. Un secret les unis, ce secret qui les a mené à plonger pour quelques secondes, complices, dans l’amour et la confiance du Père à son fils.
Paroles douces qu'il lui offre.
Je sais ce dont tu es capable mon garçon. Avec mon aide bien sur. La foëne, les palmes, le masque… Le poulpe, comme ça, la prochaine fois que tu le verras, tu pourras le tuer, tu pourras nous le ramener. Et c’est toi qui nourriras ta famille. C’est une grande responsabilité que tu prendras aujourd’hui. Alors, ne me déçois pas. D'accord?
L'enfant hoche la tête. Il pleure, comme toujours, encore une fois, mais là, sans honte. C'est pas de la tristesse, c'est que du bonheur. Alors, ça coule, c'est comme ça, des larmes, il en a plein le masque. Il comprend que son Père l'a vu quand il a capturé et relaché le poulpe deux jours plus tôt.
Une dernière pression de la main sur son épaule. Une caresse sur la nuque. C'est fini. Trop vite. Il le pousse vers le le bleu, gentiment. Avec amour. L'aide à s'y glisser. L'enfant entend les derniers mots qui lui font chaud au coeur.
Maintenant, va, rejoins tes frères.
La deux chevaux grince. Les trop nombreux bagages qui l'envahissent freinent sa progression laborieuse sur la route en lacet. Une heure déjà sous les pins, même l'odeur de la forêt n'arrive pas à faire partir l'idée que cette route n'en finit pas. Les trois frères assis à l'arrière ne peuvent que se chamailler, huis clos étouffant derrière ces vitres qui ne s'ouvrent pas, sans air et le vomis au coin de la bouche à chaque virage trop sec.
Le plus jeune assis au milieu sur une barre qui lui cisaille les fesses encaisse chaque cahot en grimaçant. Le plus vieux, à sa gauche, fait la gueule. Une claque violente de son père lui a laissé une marque rouge sur la joue. Il ravale ses pleurs. Rage rentrée, yeux baissés, il pense meurtre et tuerie. Le deuxième, rencogné le plus loin possible de tous a laissé ses yeux rêveurs se fermer. Vif, impulsif et parfois naïf, il ne sait pas ne pas répondre. Sa joue brille elle aussi d'une trace de doigts. La route des vacances, punition éternelle de parents qui ont oublié de ne pas avoir d'enfants.
La descente vers la mer. C'est bleu. Que du bleu. Du bleu partout. Eclatant. Du haut du massif lentement gravit pendant trois longues heures, la Citroën fumante arrêtée sur le bas coté, la famille regarde, silencieuse et respectueuse.
La même magie s'opère. Comme chaque année, ce 5 juillet 1972, au dessus de la ville qui apparaît, minuscules grains blancs et roses, c'est toute la tristesse de journées d'hiver trop courtes et sans plaisir qui s'enfuit. Cigales crissantes, vapeurs de sève de pin, et, presque insoupçonnable, une larme d'odeur de mer, d'algue, de roche humide. Il la sente tous, narines frémissantes et yeux mi clos. Personne ne dit rien parce que personne ne sait se parler.
La Méditerranée s'offre à eux, eux seuls pour un mois d'éternité.
La deuche avale les lacets de la descente en dansant sur ses jupes de tôle rainurée. Chaque passage de vitesse lui fait lâcher des miaulements grinçants qui n'en finissent pas.
Lorsqu'elle croise une autre voiture au détour d'un virage en épingle, les enfants se font tout petits, presque honteux.
C'est une splendide DS étincelante et pleine de chromes qui fait face, encombrant la chaussée, rutilante. Elle tracte une caravane énorme qui bouche la si étroite route. Obligés de stopper pour la laisser passer, ils ont le temps de voir les passagers du splendide engin.
A l’arrière, trois enfants, comme eux. Ils ont la tête à la fenêtre, ouverte, et sourient.
A l’avant, les adultes sereins et l’air sérieux, elle foulard noué sur ses cheveux, lui lunettes d'écailles posées sur une moustache en brosse.
Juste un regard sur cet objet qui leur bloque un instant la route de leur croisière. Regard transparent, même pas condescendant.
Le peuple qu’on ne voit pas car trop insignifiant croise et hume quelques secondes la vie vraie.
Voilà ce que le plus jeune sent.
A cet instant, il a encore en tête le sourire moqueur de son maître d'école lors d’une de ses classes interminables .
Ton père a quoi comme voiture mon petit?
Une deux chevaux Monsieur! Elle est belle, et toute neuve ! Mon Papa vient de l’acheter ! Et elle est marron! Et il y a un cliquet pour tenir les fenêtres à l'avant. Et elle roule vite !
Il a la voix enthousiaste, la certitude de la raison, son père ne peut qu'être celui qui fait le mieux.
Sans pitié, son maître le regarde et d'une voix profonde lui retourne un...
Un cliquet pour tenir une fenêtre? Mais c'est une voiture de la préhistoire qu'il a ton Papa!
Les rires de plus en plus forts des enfants de la travée de sa section lui font encore une fois monter les larmes aux yeux quand il y repense. L'humiliation qui lui colle à la peau, aussi forte que celle endurée sous les moqueries que ses camarades lui assènent au regard de ses vêtements si souvent portés et dépareillés, hors mode, hérités de ses frères ou de dons d'enfants devenus grands.
La mer roule sur les galets luisants. La voiture souffle sur le parking de la jetée. Ses frères sont quelque part en train de musarder sur la place du port, rêver d'une glace italienne à quelques centimes que leur Mère pourra peut-être leur offrir.Il ne sait pas où sont passés ses parents. Fatigué, il a décidé d'enfreindre l'interdit parental. Ne pas se baigner. Ne pas mouiller ses vêtements. Ne pas tro s'éloigner. Ne pas faire....
Il a enlevé ses sandales en plastique blanc, roulé et caché ses chaussettes au fond de son short, enlevé ce col roulé en nylon orange qui lui gratte et chauffe le cou.
Son corps blaffard et rondouillard n’a qu’une envie. L’eau. L’eau. L’eau. Se jeter dans la mer si bleue. S'y fondre et ne plus rien entendre. Ne plus voir derrière lui tout ce qui le gène et le fait pleurer. Il ne peut que vouloir tout oublier car rien ne lui est offert. Parents malheureux et tristes, frères trop grands et sans pitié. Un rôle de petit martyre grassouillet sans conscience qui lui colle à la peau, toujours en retrait avec ce qu’il faut dire et faire au bon moment.
L’eau froide et piquante lui entoure les orteils.
Il s’accroupit précautionneusement, ramasse l’eau dans sa main, la porte à sa bouche. La boit, la goutte, l’avale. Salée, iodée, un goût d'oursin et d'algues ennivrant.
Puis ses pieds avancent sans lui, genoux à mi eau, bras balançant dans la douce fraîcheur de cette fin de journée. Son short est trempé. Il ne s'en rend pas compte et continue d'aller.
Entre ses jambes, une ombre blanche glisse sur les pierres. Un poulpe. Tendant la main il a le temps de l’effleurer. L’animal est immobile. L’enfant glisse ses doigts sans peur sous les rugueuses ventouses. Les tentacules ceinturent son avant bras. Il le décolle de sa pierre. Le hisse hors de l’eau. Un sentiment de force et de puissance sans limite l'envahit pour la première fois. La chasse. Une proie. Une prise. Une conquête, une réussite, à lui tout seul, sans aide, quelque chose qui a de la valeur, qui est gros, qui se mange ,se vend, est dangereux, qu'il faut affronter sans peur, alors que d'autres fuient en hurlant. Lui, sans hésiter, en un instant l'a fait et peut le refaire, avec des poissons, des bêtes encore plus grosses, comme ça!!!
Papa, Maman, regardez ce que j’ai pêché ! Regardez ! Je suis fort ! Regardez moi ! Regardez ce que je suis capable de faire ! Dites moi que c’est bien !
Le poulpe dégoulinant est dans main, bras tendu, tentacules se tordant sur son bras. Il regarde vers le haut de la plage. Il ne voit personne. Pas de témoins de son premier exploit.
Il ferme les yeux. Ses parents ne verront pas ce qu’il est capable de faire. En plus, il ne sait pas tuer. Il passe en revue tout ce qu’il sait de tuer, son père cassant le cou des lapins avec un gourdin avant de les déshabiller de leur peau, son voisin chasseur alignant des volées de plombs sur le moindre animal du coin…Mais un poulpe…Ca non. Sa main retourne à l’eau, le poulpe n’y laisse que de multiples empreintes en anneaux rouge et fugaces. Ondoyant et rapide, il rejoint le large.
Le vieux mas loué pour l’été à quelques kilomètres de la plage se noie dans les vignes abandonnées. Elles donnent un raisin Isabelle acide, au grain minuscule chaud et croquant, d’un violet aigrelet qui fait pleurer la bouche et qui sert de nourriture à des volées d’oiseaux piailleurs.
Ce chant assourdissant sert de réveil.
Il y a du sable partout dans la maison. Un sable ocre et crissant qui envahit tout. Les draps rêches de gros coton blanc font mal à ces peaux douces et blanches déjà rougies par les premiers coups de soleil.
Les murs sont vieux. Le sable vient du mortier des cloisons qui s’écaillent par grandes plaques, laissant entrapparaître d’énormes mœllons de calcaire.
Une immense tonnelle ombragée par un platane centenaire sert de salle à manger. L'eau du puit tirée le matin par un volontaire désigné est froide. Ajoutée à un déjeuner de pain frais et de café chicorée, l'espoir d'une journée heureuse peut se faire un chemin dans leur coeur. Cris, bousculades. Préparatifs.
La voiture à nouveau chargée de parasols et de paniers, enfants casquettés et chaussés de plastique blanc, parents lunettes et chapeaux exotiques, la randonnée de la journée roule vers la calanque.
C'est la plus lointaine et la plus inaccessible que le Père choisit. Toujours loin et se cacher des autres.
Le minuscule parking dissimulé entre de hauts murs longeant d'immenses propriétés est peu fréquenté. Une dizaine de voitures seulement. C’est que cette calanque, pas grand monde ne l’aime. Il faut y marcher pour la rejoindre. Marcher même une heure. Et encore, c'est moins que l'année précédente. Une nouvelle route goudronnée permet de gagner de longues minutes.
Une heure d’air sec et trop chargé d’odeurs, une heure à s’égratigner avec les épines d’argeras et faire rouler des pignes de pin. Une heure pour arriver sur une volée de marches qui surplombe une baie ceinturée de falaises plongeant au ras de l’eau. Une heure pour y trouver un repère de bonheur. Même la lourdeur du paquetage familial ne gène plus. Les pieds volent sur la pierre blanche. On se faufile en riant à travers les passages les plus étroits sans même avoir peur du vide qui nous regarde cinquante mètres plus bas. L’arrivée sur la calanque donne toujours un temps de pause.
Le père assoit sa famille. On déballe un premier sandwich, on boit de la limonade glacée. Avec la sueur, les griffures d'argeras brûlent la peau.
On souffle. On aurait aimé une photo souvenir à ce moment là. Mais ça fait bien longtemps que l’appareil a disparu, caché sous les disputes et les rancoeurs. A l'écart, leur Père s'affaire.
Il a un air malicieux ce jour là. Ils ne se souviennent pas trop comment il a pu avoir cet idée. Rien, jamais, lui qui n’avait jamais eut un geste d’affection ou de tendresse pour eux, rien n’aurait pu laisser prévoir ça ce matin là.
Le soleil fait scintiller un étui assez lourd. Personne ne s’en était aperçu ou même avait fait attention qu’il transportait ce grand et lourd fourreau de toile verte.
Il se place face à ses trois enfants.
Un a un, il leur dépose dans les mains leurs cadeaux. Un sacrifice de pardon. Un rachat d’amour filial paternel. Une communion en silence.
Une paire de palmes chacun. Une foëne au trident impressionnant chacun. Avec un élastique. Un masque chacun. Avec une balle de ping-pong dans le tuba.
C’est avec des hurlements de loups qu’ils dévalent les derniers contreforts de la falaise. Ignorant des pierres qui roulent sous leurs pieds et qui tombent vers la mer. Ils ne l’ont même pas embrassé. Ils ont eut trop peur. Trop peur qu’il les reprenne ces jouets. Ils ont fuit avec. Qu’ils les aient en main au moins une fois, avant qu’une dispute punition les en prive à jamais.
Les shorts sont jetés en vrac sur les galets noirs. Les deux plus grands s’éloignent à grands coups de palmes vers le large.
Le plus jeune a un instant de recul. Il a sa foëne à la main, l’élastique déjà tendu. Son masque à boule lui fait l’effet d’être un cosmonaute. Il cherche son Père des yeux. Les regards se croisent un instant. Le pas hésitant dans les pierres humides et glissantes, son Père se rapproche. Lui pose la main sur l’épaule. La main reste ferme sur la peau de l’enfant. Le masque l’empêche de parler et cache ses yeux.
Soulevant ses lunettes sur le front, ses yeux clignant sous la lumière forte du soleil, il se tient à sa hauteur, genoux fléchis.
D’une voix calme et posée, pour la première fois, il lui parle d’homme à enfant. Les mots qui cascadent donnent une ivresse de bonheur que rien n’enlèvera jamais de sa mémoire. Un secret les unis, ce secret qui les a mené à plonger pour quelques secondes, complices, dans l’amour et la confiance du Père à son fils.
Paroles douces qu'il lui offre.
Je sais ce dont tu es capable mon garçon. Avec mon aide bien sur. La foëne, les palmes, le masque… Le poulpe, comme ça, la prochaine fois que tu le verras, tu pourras le tuer, tu pourras nous le ramener. Et c’est toi qui nourriras ta famille. C’est une grande responsabilité que tu prendras aujourd’hui. Alors, ne me déçois pas. D'accord?
L'enfant hoche la tête. Il pleure, comme toujours, encore une fois, mais là, sans honte. C'est pas de la tristesse, c'est que du bonheur. Alors, ça coule, c'est comme ça, des larmes, il en a plein le masque. Il comprend que son Père l'a vu quand il a capturé et relaché le poulpe deux jours plus tôt.
Une dernière pression de la main sur son épaule. Une caresse sur la nuque. C'est fini. Trop vite. Il le pousse vers le le bleu, gentiment. Avec amour. L'aide à s'y glisser. L'enfant entend les derniers mots qui lui font chaud au coeur.
Maintenant, va, rejoins tes frères.
Dernière modification par VOYAGEUR le lun. févr. 25, 2008 10:06 am, modifié 1 fois.
J'ai adoré
C'est vraiment magnifique. J'ai pris beaucoup de plaisir à m'arrêter au milieu de ma lecture pour ressentir toutes ces émotions, me remémorer toutes ces odeurs...
Merci pour cet instant de bonheur!
Winni
C'est vraiment magnifique. J'ai pris beaucoup de plaisir à m'arrêter au milieu de ma lecture pour ressentir toutes ces émotions, me remémorer toutes ces odeurs...
Merci pour cet instant de bonheur!
Winni
Si ton labeur est dur, et si tes résultats sont minces, rappelle toi qu’un jour le grand chêne a été un gland comme toi…
- papaloup13
- Flèche de platine
- Messages : 1163
- Inscription : lun. déc. 18, 2006 8:59 am
- Localisation : Aix en Provence
C'est des moments qui rachètent de la grisaille ...
C'est, comme toujours, âpre, dur, fort ...
Evidemment, j'imagine que c'est un peu ton histoire.
Ce père terrible, c'était un chasseur sous-marin ?
Peut-être que non; en tous cas il savait trouver le chemin des calanques secrètes, loin de la foule.
Et s'il n'était pas chasseur, alors, j'imagine que c'est ce poulpe qui l'a amené à acheter l'équipement sous-marin ...
Avec ces paroles écrasantes ...
Qu'est-il arrivé ensuite ???
C'est, comme toujours, âpre, dur, fort ...
Evidemment, j'imagine que c'est un peu ton histoire.
Ce père terrible, c'était un chasseur sous-marin ?
Peut-être que non; en tous cas il savait trouver le chemin des calanques secrètes, loin de la foule.
Et s'il n'était pas chasseur, alors, j'imagine que c'est ce poulpe qui l'a amené à acheter l'équipement sous-marin ...
Avec ces paroles écrasantes ...
Qu'est-il arrivé ensuite ???
Si tu donnes à quelqu'un un poisson que tu as volé, il mangera une fois.
Si tu lui apprends à voler, il mangera toute sa vie
Philippe GELUCK
Si tu lui apprends à voler, il mangera toute sa vie
Philippe GELUCK
- falco
- Flèche d'or
- Messages : 333
- Inscription : mar. août 30, 2005 5:01 pm
- Localisation : gard et pour l'action, du cap benat au fort de bregancon
bonjour Voyageur,
je t'avoue que je suis pronfondément troublé à la lecture de ce qui ne peut etre que du vecu, le coin perdu, la deuche, la remise du matos par le pere, je l'ai vecu comme toi, mais ta facon de le relater est tout simplement...........magique. Bon sang, en te lisant, je me revoyais encore, sortant de l'eau avec les levres bleues, la marque du masque qui allait tenir toute la nuit, ma mere qui me frottait avec la serviette pour me redonner des couleurs, et dans le regard de mon pere, une grande fiertée de voir son fils aussi acharné à traquer ces quelques poissons. Dans ton recit, tout y etait, meme les parfums, bravo!
je t'avoue que je suis pronfondément troublé à la lecture de ce qui ne peut etre que du vecu, le coin perdu, la deuche, la remise du matos par le pere, je l'ai vecu comme toi, mais ta facon de le relater est tout simplement...........magique. Bon sang, en te lisant, je me revoyais encore, sortant de l'eau avec les levres bleues, la marque du masque qui allait tenir toute la nuit, ma mere qui me frottait avec la serviette pour me redonner des couleurs, et dans le regard de mon pere, une grande fiertée de voir son fils aussi acharné à traquer ces quelques poissons. Dans ton recit, tout y etait, meme les parfums, bravo!
- falco
- Flèche d'or
- Messages : 333
- Inscription : mar. août 30, 2005 5:01 pm
- Localisation : gard et pour l'action, du cap benat au fort de bregancon
Bon je me lance dans la redaction de mes souvenirs d'enfance, sans bien sur pouvoir rivaliser avec les envollées lyriques de voyageur, restons humbles
chaque week end, dés les beaux jours, avec mes parents nous retrouvions la route qui nous menait vers mon paradis, Cabaçon, ou mes grand parents possedaient une petite baraque. j'ai du mal à l'appeler maison, tant elle etait petite,mais c'etait pour moi le chateau du bonheur! Et le plus beau des tresors, se trouvait au bord de l'eau, car mon grand pere, grace à sa "residence" au hameau, beneficiait de la fameuse "cabane à bateau", lieu merveilleux qui permettait de fourguer tout le materiel et le somptueux bateau de grand pere, le Rififi, splendide Roca en acajou de 4metres, avec un tres bel evinrude de 25ch, de quoi croiser sur toutes mes mers!
Cette année là, DeGaulle avait fait goudronné la route de La Londe au hameau, mais il etait venu en helicoptere, comme quoi, déjà, les hommes politiques faisaient bien des betises!
Pour nous, ce ruban de goudron etait le bienvenu, car il reduisait de façon consequente le temps du trajet depuis Marseille.
L'eau des "cabanes", cristaline et sombre à la fois, avec son tapis d'algue brune, ou dés les premiers coups de palmes, il etait possible de rencontrer rascasses et bavarelles! Je m'en donnais à coeur joie, le petit harpon que m'avait offert mon pere claquait avec regularité, à tel point que pour ne point trop souffrir au niveau du sternum, je chassais avec une vieux pull à manches courtes, Papa lui avait sa spendide Tarzan, mais les combi pour enfant n'existaient pas encore, ou alors sur mesure, mais hors de portée de la bourse de mes parents! Mais la passion transforme tout, meme la souffrance, et l'eau pour moi n'etait jamais froide, meme si apres de longues heures à traquer mes proies, je ressortais avec le corps d'un tres beau bleu, les mains et les pieds tels des morilles blanches, les genoux egratignés par les rochers, tout cela n'avait que bien peu d'importance, en comparaison du plaisir que j'avais eprouvé, et alors que je me rechauffais dans ma serviette, déjà j'echafaudais les strategies les plus complexes pour reussir l'exploit tant esperé, capturer LE poisson qui ferait de moi un vrai chasseur!
chaque week end, dés les beaux jours, avec mes parents nous retrouvions la route qui nous menait vers mon paradis, Cabaçon, ou mes grand parents possedaient une petite baraque. j'ai du mal à l'appeler maison, tant elle etait petite,mais c'etait pour moi le chateau du bonheur! Et le plus beau des tresors, se trouvait au bord de l'eau, car mon grand pere, grace à sa "residence" au hameau, beneficiait de la fameuse "cabane à bateau", lieu merveilleux qui permettait de fourguer tout le materiel et le somptueux bateau de grand pere, le Rififi, splendide Roca en acajou de 4metres, avec un tres bel evinrude de 25ch, de quoi croiser sur toutes mes mers!
Cette année là, DeGaulle avait fait goudronné la route de La Londe au hameau, mais il etait venu en helicoptere, comme quoi, déjà, les hommes politiques faisaient bien des betises!
Pour nous, ce ruban de goudron etait le bienvenu, car il reduisait de façon consequente le temps du trajet depuis Marseille.
L'eau des "cabanes", cristaline et sombre à la fois, avec son tapis d'algue brune, ou dés les premiers coups de palmes, il etait possible de rencontrer rascasses et bavarelles! Je m'en donnais à coeur joie, le petit harpon que m'avait offert mon pere claquait avec regularité, à tel point que pour ne point trop souffrir au niveau du sternum, je chassais avec une vieux pull à manches courtes, Papa lui avait sa spendide Tarzan, mais les combi pour enfant n'existaient pas encore, ou alors sur mesure, mais hors de portée de la bourse de mes parents! Mais la passion transforme tout, meme la souffrance, et l'eau pour moi n'etait jamais froide, meme si apres de longues heures à traquer mes proies, je ressortais avec le corps d'un tres beau bleu, les mains et les pieds tels des morilles blanches, les genoux egratignés par les rochers, tout cela n'avait que bien peu d'importance, en comparaison du plaisir que j'avais eprouvé, et alors que je me rechauffais dans ma serviette, déjà j'echafaudais les strategies les plus complexes pour reussir l'exploit tant esperé, capturer LE poisson qui ferait de moi un vrai chasseur!
- PREDATOR83
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Et la bonne vieille odeur du masque en caoutchoucVOYAGEUR a écrit :Nostalgie et mythe du paradis perdu. De tous ces souvenirs, il n'y a que l'odeur de la pinède et le bruit des cigales que j'arrive à retrouver aujourd'hui. Et encore, l'huile solaire et les sonneries de portables parfois les recouvrent.
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La roue tourne. Un paquet d'années plus tard, c'est mon fils qui suit mes traces. Premiers coups de palmes dans le lagon à l'âge de 2 ans, premier fusil à 4, son dernier cadeau d'anniv n'a pas été une fouine, mais un C3 Riffe. Il y fait honneur sous mes yeux. Quelques photos de ce qu'un gamin passionné peut faire, sur la page à suivre.
http://oceanvoyageur.skyrock.com/62.html
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