Marlin noir enfin
Publié : lun. sept. 01, 2008 1:28 pm
Des mois se sont passés ici sans que la traque incessante du poisson ne cesse.
Mayotte ne paye pas toujours en retour ce qu'elle doit.
Elle prend même parfois.
Emeutes et violence ont redonné à l'ile sa vraie réalité.
Caillou rouge et vert, frangé de saleté et de pauvreté, couverture blanche et ouatée du bien être Français ne suffisant plus à tout le monde.
Après des mois de vie au large de tout, humbles et sensibles au monde qui nous entoure, pendant qu'en mer nous croisons inlassablement la route de barques surchargées venant d'Anjouan, on ferme les yeux pour ne voir que notre vie à nous.
Chacun sa case, chacun son monde, les pierres et le feu de la colère sont passé trop près par là, alors on oublie où nous sommes pour ne vivre que l'instant présent, éphère, fugace, encore quelques années sans le droit de se dire qu'on est chez nous, sachant qu'il faut partir.
La pêche mène sa loi, nous fait accepter le reste.
Un oeil sur la famille restée à terre, la main sur les portables pour veiller sur chaque journée qui passe, on continue à jouer à tout va bien ici.
Bateau, lagon, on ne s'approche maintenant que peu des plages.
Samedi sous l'eau, dimanche ancrés loin au large, jour des enfants qui découvrent la mer.
Je me sens plus que jamais étranger, ce n'est pas nouveau dans ma vie, mais ici, je le regrette. J'aurais tant voulu être chez moi.
Soleil encore. Vagues courtes, on hache la paroi sud de l'Iris à grands coups de palmes.
Déjà un premier wahoo embroché magnifiquement par un Nicolas en grand forme.
Lui stationnant inerte près du leurre, bras gauche dans le dos, drôle d'habitude, c'est moi qui lui signale l'arrivée de deux beaux wahoos au dessus de lui en poussant notre signal de mulet asthmatique, un meu ouh ouh sensé dire :
- Bouge-toi feignant !
Effectivement, il se bouge. Lente remontée vers la surface, les 2 proies sont lointaines. Nico a armé son Baja+ avec 4 sandows, un 19mm que je lui ai confectionné plus 3 sandows en 16 ; Moi ce genre de configuration m’explose le poignet, lui avec ses 95 kilos montés sur 1M94 de muscles ne lui font rien.
Bras tendu, je peux assister à toute la scène du meurtre, je regarde le premier des deux wahoos se faire hypnotiser par cette bestiole noire au nez pointu. Claquement sec, scrotch sanguinolent, bruissement liquide du départ de la drisse suivie de ses bouées. Nicolas sans problème empoigne le tout et rapidement fini le job, wahoo saigné, emballé dans la glacière. On se sent chanceux ce matin. Pas trop de vent ni de houle, bon courant rentrant, amis chasseurs, le courant, c’est important le courant !
On continue à surfer au milieu des requins. Toujours plus nombreux. Un gris fini même par nous obliger à changer de place, si hargneux et menaçant que nos propres charges d’intimidation ne font rien. Il danse dressé sur sa queue, et ça, j’aime pas.
On prend l’option d’un point 3 km plus au nord. Déjà un bateau de chasseurs, on peut voir de loin les trains de bouées orange enfilées comme des perles qui dansent sur l’eau.
Des barques yam de pêcheurs locaux hantent aussi les parages, ancrées sur la cassure des 100/ 200 mètres. Un blanc fait de la traine et lève un wahoo sous nos yeux.
Des oiseaux volent timidement. Un gibier, cormoran, quelques sternes, rien de bien exceptionnel. L’étale basse vient de sonner, le courant s’oublie dans un sommeil molasse. La clarté de l’eau, ce n’est pas vraiment ce qui fait défaut.
Une sorte de tableau se met en place. Acteur, lieu, temps, action.
Le clap se fait entendre. Départ moteur, on tourne.
Agachon au coté du leurre, la bonite danse sur 20m.
On a encore eu droit à la sarabande des marteaux, le dernier groupe de 10 m'a carrément dansé la salsa en version live face à face.
J'ai beau me dire qu'eux sont les plus zen de tous, malgré tout, je n'arrive pas à maitriser tous mes réflexes. Attendre dans le bleu sans rien en visuel proche...
Tourner sa tête de droite à gauche, lever les yeux, chercher une silhouette dans l'eau salie par les particules laissées par les pluies de la nuit... Le leurre est toujours plus lent en dérive que le chasseur, garder un palmage très lent, ne pas bouger même, alors que je n’ai qu’une envie, tout voir autour de moi.
Un rétro sur le fusil, ce serait pas mal.
Chants assourdissants des baleines. Proches, très proches. Fuite de bancs d'orphies.
Il y a ce quelque chose de très particulier dans l'air qui me met tous mes sens en alerte.
Je remonte après une apnée sans passion, toujours tendue même grâce à nos voisins requins toujours à l’affut.
Je les vois alors que j'aborde la zone des -10 mètres.
Deux secondes de pensée pour Nicolas qui attend son tour. Vais-je le lui laisser alors que je suis encore quelques mètres sous l’eau ? Opportunisme agressif et retourner ? Foncer ? Au diable politesse et abandon d’une si rare occasion ?
Un flash pour repenser au Doc la semaine passé qui m'a fait pareil, le coup de stopper sa remontée pour redescendre plein pot sur un voilier, me laissant brulant de jalousie pour un si beau tir.
Sans plus tergiverser, ayant pourtant déjà largement passé mes 1.30 d'apnée au leurre, je retourne mon fusil vers le fond.
Les deux marlins identiques remontent des 95 m. Ils n’ont pas l’air si énormes, au point qu’au début, de loin, je les prends pour de très gros voiliers. Seul l’éloignement m’explique cette impression, le temps que je sois au contact direct du poisson.
L'un vers ma droite, moins franc, le deuxième vers la gauche, en direction de Nicolas qui attend en surface.
Moi, pile entre les deux.
Cinq secondes pour opter sur celui de droite. Je sens plus que je ne vois Nicolas qui part vers le deuxième. Il n'a pas attendu ce chien que je remonte pour filer lui aussi tenter sa chance!
Bien rodé, Nicolas opte pour celui qui a viré vers lui.
Pas de courant, le train de bouée que je tire derrière moi ne pèse rien. Avant même que je tire, j’entends le clac caractéristique des sandows de Nicolas, avec rien ensuite. Déduction, ratage en beauté. Pourtant le sien était plus haut que celui que je vise à présent.
Déjà deux fois j’ai eu la possibilité de tenter ma chance. Un premier marlin noir, plus gros, 150 kg ou plus. Sur ce coup là, où j’ai tiré comme je l’aurais fait pour un wahoo, mon ice pick n’a pas réussi à traverser la masse si dense de viande.
Mauvais tir à l’épaule, du dur, après dix minutes de rushs profonds, le marlin emportant toutes les bouées, pourtant 115 litres en tout, vers le fond, il a fini par se décrocher.
Le deuxième, un bleu, énorme, deux cents kilos, au moins, une muraille face à moi.
Tir magnifique à l’instinct, si vive et si soudaine avait eu lieu la rencontre. Ice pick fatal, soubresauts tendus de la bête, qui s’écroule, frappée à mort, le train de bouées qui se tend, le poisson qui coule le tout, et qui sous mes yeux, se décroche, ice pick resté droit fiché dans sa viande au lieu de se mettre en travers. La remontée violente des bouées m’assène un coup terrible.
Des larmes de rage sortent ce jour là, j’étais déjà en haut de l’affiche, la puissance perdue de cet animal exceptionnel me paralysant pour des jours entiers à venir.
Chaque nuits y repensant, me dire, si tu le rencontres encore, vise l’arrière, tire la queue. Tu l’empêcheras de nager, il ne se décrochera pas, tu ne le perdras pas.
Le marlin noir me laisse quelques dixièmes d’instant pour jouer cette scène déjà vécue. Pas besoin d’air pour survivre sous l’eau.
Il a déjà fait volte face, effrayé par le tir sur son compagnon. Son rostre pointe vers le bas.
Un courant renforcé par la vitesse de palmage que je donne rendent difficile le pivot du fusil. Mon cerveau force mon poignet à ré-orienter le tir que mon habitude veut à tout prix envoyer dans une partie noble de la proie.
-Vise la tête !
-Non ! Vise le bas du corps ! La queue ! La queue !
Je suis en état second, défonce totale à l’adrénaline. Trois ou quatre mètres nous séparent, et son œil rond ne me laisse pas indifférent. Il est beau, il est déjà mort, il est à moi, je suis déjà rentré en lui.
L’ice pick le perfore pile là où la queue est la plus dure. Un réseau dense de muscles maillés, tendons blancs aussi solides que du kevlar, jamais il ne pourra se décrocher.
Vingt mètres peut-être de fond à parcourir en sens inverse, pour la deuxième fois. Toujours pas besoin d’air, une extase parfaite qui me donne l’énergie de rattraper en surface un convoi de bouées qui fusent furieusement à travers le clapot.
-Marlin ! Marlin ! Marlin ! Putain ! Amène le bateau ! Va chercher Nicolas ! Il faut le doubler !
Je hurle connement tout ça, la tête à moitié sous l’eau, tracté par le marlin.
Fred notre pilote du jour lui a déjà tout pigé. Il a vu partir les flotteurs, le poisson, il n’en est pas sur, mais il a senti que ça urge.
Fred remonte la piste de sang qui suit notre funèbre cortège.
Il finit par se caler à coté de moi, attend mes ordres, m’explique du mieux ce qu’il sait.
C’est une situation extraordinaire, je ne veux plus rien louper, je ne veux rien perdre, il est hors de question que je salope quoique ce soit.
Nicolas qui a raté son marlin ne peut rien faire, fusil désarmé, et de toutes façons trop loin de moi à présent.
Je cogite mes options. Plus de cent kilos de muscles que rien n’arrêtera tout de suite. Moi seul.
Ok. Je tends la drisse qui reste derrière moi vers le pilote. Mon poids ne ralenti pas le poisson, le bateau avance à petit régime je ne pense même pas à l’hélice qui va pourtant me frôler.
Mes ordres.
Attache le bout au taquet arrière. Coupe le moteur. Lève le.
Donne-moi mon deuxième Baja avec le moulinet.
Et attend.
Armer, les trois sandows. Respirer ou pas, je ne sais pas si je l’ai fait. Nager pour rejoindre le marlin qui continue sans espoir à avancer, halant 1 tonne derrière lui.
Trente mètres nous séparent.
Il nage face au courant. Vitesse constante.
Je palme. Le plus fort possible. Ma vie enfermée dans ce grand corps cartilagineux, aileron dressé, le bas du corps déjà noirci par l’effort et la douleur.
Il entame un demi-cercle.
Classique. Il peut me garder à l’œil, moi son prédateur, et il peut se battre.
L’axe de fuite s’ouvre vers le large. Je profite d’un instant de courant favorable. Cinq mètres de lui. Il est peu profond, juste à porté de quelques impulsions. Respirer, encore une fois, je ne sais pas si je l’ai fait.
Viser. Ne pas louper. Pas de crainte. Pas de peur. Il est déjà mort devant moi, il ne pourra rien me faire, je suis plus fort que lui. Flèche vers le crâne. Enfoncée sur l’épaule. Le flot de sang qui gicle me fait comprendre qu’elle est ressortie par les ouïes.
Il ne peut plus respirer. Je l’amène doucement à moi.
Nicolas m’a rejoint.
-Tire-le ! Vas-y ! Assure-le !
Il n’a que quelques pas à faire pour amener sa flèche au dessus. Il enfonce la détente, un mètre soixante d’inox de sept millimètres quatre vingt dix huit s’enfoncent de part en part dans le marlin.
La remontée au bateau. Je veux des photos. Ne pas laisser partir ça en fumée de souvenirs. Je veux partager ça avec tous ceux que j’aime et qui seront fier de moi.
J’existe à travers lui, il m’en faut la preuve, je suis un homme maintenant.
Mes premiers efforts à bord après avoir hissé le marlin, retrouver une clarté d’esprit suffisante pour annoncer au Doc la grande nouvelle.
On se marre en sachant qu’aujourd’hui, enfermé dans sa salle d’urgence, il va hurler, tempêter, balancer entre joie et désolation.
C’est pourtant à lui que je dois ce poisson aujourd’hui. Sans lui, sa gentillesse, son expérience et son compagnonnage bourru, jamais je n’y serai arrivé.
Je lui offre mes remerciements, il veut tout savoir, et en même temps hurle qu’il ne veut plus rien entendre.
-Tu fais parti de la cour des grands maintenant enfoiré ! Salopard ! Le jour où justement je ne suis pas là ! Putain, c’est pas vrai ! Et moi alors ! T’as de la chance mon cochon ! Putain, c’est pas vrai !!!!!!!!!!
J’ai encore la pêche pour annoncer la nouvelle à ma tendre et douce. C’est elle, si avare de mots habituellement qui a celui qui me touche le plus. Venant d’une asiatique si réservée…
Elle me dit :
-Je savais que tu le ferais. J’avais confiance.
Vous connaissez la valeur du mot confiance chez les chinois ?
On continue à chasser.
Nicolas remonté à bloc exécute des apnées parfaites. Mais si sa chance est passée, la mienne est restée.
Alors c’est encore moi qui vais faire du poisson, un wahoo, bien fléché, dévoré sur le fil par les marteaux environnants. Un deuxième wahoo, exceptionnellement fléché presque au ras de l’eau…. Un petit mérou pour finir, un splendide croissant queue jaune, la bouchée royale.
Quinze heures.
Je veux rentrer au port. Là bas, ce sera du sport encore, la tension qui retombe me fait voir le poisson mort allongé sur le flanc du bateau dans sa triste réalité.
Plus de cette extraordinaire couleur acier chirurgical, plus de cet œil énorme si brillant. Rien, des écailles sèches qui se détachent. Un peu de sang qui suinte sur le pont. De la merde qui s’écoule de son anus.
Nicolas et Fred restent en Petite Terre. Je rentre seul au ponton.
Je hisse le marlin sur le quai, aidé par un touriste de passage.
Une vieille dame, accompagnée de son mari et de ses petits enfants me dit :
- Il est beau ce thon…Dites moi, il pèse combien ?
Les pics de ce moment sur...
http://oceanvoyageur.skyrock.com/82.html
jusqu'à
http://oceanvoyageur.skyrock.com/85.html
Mayotte ne paye pas toujours en retour ce qu'elle doit.
Elle prend même parfois.
Emeutes et violence ont redonné à l'ile sa vraie réalité.
Caillou rouge et vert, frangé de saleté et de pauvreté, couverture blanche et ouatée du bien être Français ne suffisant plus à tout le monde.
Après des mois de vie au large de tout, humbles et sensibles au monde qui nous entoure, pendant qu'en mer nous croisons inlassablement la route de barques surchargées venant d'Anjouan, on ferme les yeux pour ne voir que notre vie à nous.
Chacun sa case, chacun son monde, les pierres et le feu de la colère sont passé trop près par là, alors on oublie où nous sommes pour ne vivre que l'instant présent, éphère, fugace, encore quelques années sans le droit de se dire qu'on est chez nous, sachant qu'il faut partir.
La pêche mène sa loi, nous fait accepter le reste.
Un oeil sur la famille restée à terre, la main sur les portables pour veiller sur chaque journée qui passe, on continue à jouer à tout va bien ici.
Bateau, lagon, on ne s'approche maintenant que peu des plages.
Samedi sous l'eau, dimanche ancrés loin au large, jour des enfants qui découvrent la mer.
Je me sens plus que jamais étranger, ce n'est pas nouveau dans ma vie, mais ici, je le regrette. J'aurais tant voulu être chez moi.
Soleil encore. Vagues courtes, on hache la paroi sud de l'Iris à grands coups de palmes.
Déjà un premier wahoo embroché magnifiquement par un Nicolas en grand forme.
Lui stationnant inerte près du leurre, bras gauche dans le dos, drôle d'habitude, c'est moi qui lui signale l'arrivée de deux beaux wahoos au dessus de lui en poussant notre signal de mulet asthmatique, un meu ouh ouh sensé dire :
- Bouge-toi feignant !
Effectivement, il se bouge. Lente remontée vers la surface, les 2 proies sont lointaines. Nico a armé son Baja+ avec 4 sandows, un 19mm que je lui ai confectionné plus 3 sandows en 16 ; Moi ce genre de configuration m’explose le poignet, lui avec ses 95 kilos montés sur 1M94 de muscles ne lui font rien.
Bras tendu, je peux assister à toute la scène du meurtre, je regarde le premier des deux wahoos se faire hypnotiser par cette bestiole noire au nez pointu. Claquement sec, scrotch sanguinolent, bruissement liquide du départ de la drisse suivie de ses bouées. Nicolas sans problème empoigne le tout et rapidement fini le job, wahoo saigné, emballé dans la glacière. On se sent chanceux ce matin. Pas trop de vent ni de houle, bon courant rentrant, amis chasseurs, le courant, c’est important le courant !
On continue à surfer au milieu des requins. Toujours plus nombreux. Un gris fini même par nous obliger à changer de place, si hargneux et menaçant que nos propres charges d’intimidation ne font rien. Il danse dressé sur sa queue, et ça, j’aime pas.
On prend l’option d’un point 3 km plus au nord. Déjà un bateau de chasseurs, on peut voir de loin les trains de bouées orange enfilées comme des perles qui dansent sur l’eau.
Des barques yam de pêcheurs locaux hantent aussi les parages, ancrées sur la cassure des 100/ 200 mètres. Un blanc fait de la traine et lève un wahoo sous nos yeux.
Des oiseaux volent timidement. Un gibier, cormoran, quelques sternes, rien de bien exceptionnel. L’étale basse vient de sonner, le courant s’oublie dans un sommeil molasse. La clarté de l’eau, ce n’est pas vraiment ce qui fait défaut.
Une sorte de tableau se met en place. Acteur, lieu, temps, action.
Le clap se fait entendre. Départ moteur, on tourne.
Agachon au coté du leurre, la bonite danse sur 20m.
On a encore eu droit à la sarabande des marteaux, le dernier groupe de 10 m'a carrément dansé la salsa en version live face à face.
J'ai beau me dire qu'eux sont les plus zen de tous, malgré tout, je n'arrive pas à maitriser tous mes réflexes. Attendre dans le bleu sans rien en visuel proche...
Tourner sa tête de droite à gauche, lever les yeux, chercher une silhouette dans l'eau salie par les particules laissées par les pluies de la nuit... Le leurre est toujours plus lent en dérive que le chasseur, garder un palmage très lent, ne pas bouger même, alors que je n’ai qu’une envie, tout voir autour de moi.
Un rétro sur le fusil, ce serait pas mal.
Chants assourdissants des baleines. Proches, très proches. Fuite de bancs d'orphies.
Il y a ce quelque chose de très particulier dans l'air qui me met tous mes sens en alerte.
Je remonte après une apnée sans passion, toujours tendue même grâce à nos voisins requins toujours à l’affut.
Je les vois alors que j'aborde la zone des -10 mètres.
Deux secondes de pensée pour Nicolas qui attend son tour. Vais-je le lui laisser alors que je suis encore quelques mètres sous l’eau ? Opportunisme agressif et retourner ? Foncer ? Au diable politesse et abandon d’une si rare occasion ?
Un flash pour repenser au Doc la semaine passé qui m'a fait pareil, le coup de stopper sa remontée pour redescendre plein pot sur un voilier, me laissant brulant de jalousie pour un si beau tir.
Sans plus tergiverser, ayant pourtant déjà largement passé mes 1.30 d'apnée au leurre, je retourne mon fusil vers le fond.
Les deux marlins identiques remontent des 95 m. Ils n’ont pas l’air si énormes, au point qu’au début, de loin, je les prends pour de très gros voiliers. Seul l’éloignement m’explique cette impression, le temps que je sois au contact direct du poisson.
L'un vers ma droite, moins franc, le deuxième vers la gauche, en direction de Nicolas qui attend en surface.
Moi, pile entre les deux.
Cinq secondes pour opter sur celui de droite. Je sens plus que je ne vois Nicolas qui part vers le deuxième. Il n'a pas attendu ce chien que je remonte pour filer lui aussi tenter sa chance!
Bien rodé, Nicolas opte pour celui qui a viré vers lui.
Pas de courant, le train de bouée que je tire derrière moi ne pèse rien. Avant même que je tire, j’entends le clac caractéristique des sandows de Nicolas, avec rien ensuite. Déduction, ratage en beauté. Pourtant le sien était plus haut que celui que je vise à présent.
Déjà deux fois j’ai eu la possibilité de tenter ma chance. Un premier marlin noir, plus gros, 150 kg ou plus. Sur ce coup là, où j’ai tiré comme je l’aurais fait pour un wahoo, mon ice pick n’a pas réussi à traverser la masse si dense de viande.
Mauvais tir à l’épaule, du dur, après dix minutes de rushs profonds, le marlin emportant toutes les bouées, pourtant 115 litres en tout, vers le fond, il a fini par se décrocher.
Le deuxième, un bleu, énorme, deux cents kilos, au moins, une muraille face à moi.
Tir magnifique à l’instinct, si vive et si soudaine avait eu lieu la rencontre. Ice pick fatal, soubresauts tendus de la bête, qui s’écroule, frappée à mort, le train de bouées qui se tend, le poisson qui coule le tout, et qui sous mes yeux, se décroche, ice pick resté droit fiché dans sa viande au lieu de se mettre en travers. La remontée violente des bouées m’assène un coup terrible.
Des larmes de rage sortent ce jour là, j’étais déjà en haut de l’affiche, la puissance perdue de cet animal exceptionnel me paralysant pour des jours entiers à venir.
Chaque nuits y repensant, me dire, si tu le rencontres encore, vise l’arrière, tire la queue. Tu l’empêcheras de nager, il ne se décrochera pas, tu ne le perdras pas.
Le marlin noir me laisse quelques dixièmes d’instant pour jouer cette scène déjà vécue. Pas besoin d’air pour survivre sous l’eau.
Il a déjà fait volte face, effrayé par le tir sur son compagnon. Son rostre pointe vers le bas.
Un courant renforcé par la vitesse de palmage que je donne rendent difficile le pivot du fusil. Mon cerveau force mon poignet à ré-orienter le tir que mon habitude veut à tout prix envoyer dans une partie noble de la proie.
-Vise la tête !
-Non ! Vise le bas du corps ! La queue ! La queue !
Je suis en état second, défonce totale à l’adrénaline. Trois ou quatre mètres nous séparent, et son œil rond ne me laisse pas indifférent. Il est beau, il est déjà mort, il est à moi, je suis déjà rentré en lui.
L’ice pick le perfore pile là où la queue est la plus dure. Un réseau dense de muscles maillés, tendons blancs aussi solides que du kevlar, jamais il ne pourra se décrocher.
Vingt mètres peut-être de fond à parcourir en sens inverse, pour la deuxième fois. Toujours pas besoin d’air, une extase parfaite qui me donne l’énergie de rattraper en surface un convoi de bouées qui fusent furieusement à travers le clapot.
-Marlin ! Marlin ! Marlin ! Putain ! Amène le bateau ! Va chercher Nicolas ! Il faut le doubler !
Je hurle connement tout ça, la tête à moitié sous l’eau, tracté par le marlin.
Fred notre pilote du jour lui a déjà tout pigé. Il a vu partir les flotteurs, le poisson, il n’en est pas sur, mais il a senti que ça urge.
Fred remonte la piste de sang qui suit notre funèbre cortège.
Il finit par se caler à coté de moi, attend mes ordres, m’explique du mieux ce qu’il sait.
C’est une situation extraordinaire, je ne veux plus rien louper, je ne veux rien perdre, il est hors de question que je salope quoique ce soit.
Nicolas qui a raté son marlin ne peut rien faire, fusil désarmé, et de toutes façons trop loin de moi à présent.
Je cogite mes options. Plus de cent kilos de muscles que rien n’arrêtera tout de suite. Moi seul.
Ok. Je tends la drisse qui reste derrière moi vers le pilote. Mon poids ne ralenti pas le poisson, le bateau avance à petit régime je ne pense même pas à l’hélice qui va pourtant me frôler.
Mes ordres.
Attache le bout au taquet arrière. Coupe le moteur. Lève le.
Donne-moi mon deuxième Baja avec le moulinet.
Et attend.
Armer, les trois sandows. Respirer ou pas, je ne sais pas si je l’ai fait. Nager pour rejoindre le marlin qui continue sans espoir à avancer, halant 1 tonne derrière lui.
Trente mètres nous séparent.
Il nage face au courant. Vitesse constante.
Je palme. Le plus fort possible. Ma vie enfermée dans ce grand corps cartilagineux, aileron dressé, le bas du corps déjà noirci par l’effort et la douleur.
Il entame un demi-cercle.
Classique. Il peut me garder à l’œil, moi son prédateur, et il peut se battre.
L’axe de fuite s’ouvre vers le large. Je profite d’un instant de courant favorable. Cinq mètres de lui. Il est peu profond, juste à porté de quelques impulsions. Respirer, encore une fois, je ne sais pas si je l’ai fait.
Viser. Ne pas louper. Pas de crainte. Pas de peur. Il est déjà mort devant moi, il ne pourra rien me faire, je suis plus fort que lui. Flèche vers le crâne. Enfoncée sur l’épaule. Le flot de sang qui gicle me fait comprendre qu’elle est ressortie par les ouïes.
Il ne peut plus respirer. Je l’amène doucement à moi.
Nicolas m’a rejoint.
-Tire-le ! Vas-y ! Assure-le !
Il n’a que quelques pas à faire pour amener sa flèche au dessus. Il enfonce la détente, un mètre soixante d’inox de sept millimètres quatre vingt dix huit s’enfoncent de part en part dans le marlin.
La remontée au bateau. Je veux des photos. Ne pas laisser partir ça en fumée de souvenirs. Je veux partager ça avec tous ceux que j’aime et qui seront fier de moi.
J’existe à travers lui, il m’en faut la preuve, je suis un homme maintenant.
Mes premiers efforts à bord après avoir hissé le marlin, retrouver une clarté d’esprit suffisante pour annoncer au Doc la grande nouvelle.
On se marre en sachant qu’aujourd’hui, enfermé dans sa salle d’urgence, il va hurler, tempêter, balancer entre joie et désolation.
C’est pourtant à lui que je dois ce poisson aujourd’hui. Sans lui, sa gentillesse, son expérience et son compagnonnage bourru, jamais je n’y serai arrivé.
Je lui offre mes remerciements, il veut tout savoir, et en même temps hurle qu’il ne veut plus rien entendre.
-Tu fais parti de la cour des grands maintenant enfoiré ! Salopard ! Le jour où justement je ne suis pas là ! Putain, c’est pas vrai ! Et moi alors ! T’as de la chance mon cochon ! Putain, c’est pas vrai !!!!!!!!!!
J’ai encore la pêche pour annoncer la nouvelle à ma tendre et douce. C’est elle, si avare de mots habituellement qui a celui qui me touche le plus. Venant d’une asiatique si réservée…
Elle me dit :
-Je savais que tu le ferais. J’avais confiance.
Vous connaissez la valeur du mot confiance chez les chinois ?
On continue à chasser.
Nicolas remonté à bloc exécute des apnées parfaites. Mais si sa chance est passée, la mienne est restée.
Alors c’est encore moi qui vais faire du poisson, un wahoo, bien fléché, dévoré sur le fil par les marteaux environnants. Un deuxième wahoo, exceptionnellement fléché presque au ras de l’eau…. Un petit mérou pour finir, un splendide croissant queue jaune, la bouchée royale.
Quinze heures.
Je veux rentrer au port. Là bas, ce sera du sport encore, la tension qui retombe me fait voir le poisson mort allongé sur le flanc du bateau dans sa triste réalité.
Plus de cette extraordinaire couleur acier chirurgical, plus de cet œil énorme si brillant. Rien, des écailles sèches qui se détachent. Un peu de sang qui suinte sur le pont. De la merde qui s’écoule de son anus.
Nicolas et Fred restent en Petite Terre. Je rentre seul au ponton.
Je hisse le marlin sur le quai, aidé par un touriste de passage.
Une vieille dame, accompagnée de son mari et de ses petits enfants me dit :
- Il est beau ce thon…Dites moi, il pèse combien ?
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