Docteur Pintade,
Merci de votre réponse rapide.
Lorsque j’ai lu votre courrier, n’en doutez pas : j’ai ressenti un profond soulagement. Enfin quelqu’un savait me comprendre ! Et vos conseils, si précis, si justement adapté à ma situation m’ont immédiatement rasséréné (mais oui).
Je me suis empressé d’appliquer la première méthode.
Je ne sais si c’est d’avoir manqué de patience, de n’avoir pas su trouver le bon jour, la bonne conjoncture. Je ne sais si les effets escomptés n’ont pas été détournés par ces forces occultes qui m’assaillent vers cet autre domaine où, je dois le dire sans forfanterie, je n’avais besoin d‘aucun artifice pour être déjà un éminent brocouilleur : depuis mon arrivée, il m’a été rarement donné l’occasion de faire la connaissance de femmes jeunes et aimables – le pays aidant – mais je dois dire que depuis que j’ai appliqué votre remède, les rares que j’avais pu croiser ont toutes disparues… Hélas, cette satisfaction brocouillorilifique est bien trop mince pour compenser mon désarroi !
J’ignore donc ce qui n’a pas fonctionné. J’ai pourtant si scrupuleusement appliqué vos indications… et croyez-moi, ça n’a pas été facile, surtout pour trouver la dose d’alcool… vu que du pap’illi par ici ça court pas les plages, j’ai été obligé de distiller de l’urine de dromadaire rance (l’urine, pas le dromadaire): pas simple ! Le fait est que ma descente aux enfers n’a pas cessé. Oserais-je même vous avouer ma crainte qu’elle n’ait été précipitée par ce « remède » ?
Enfin, je n’ai pas eu assez de courage pour tenter la seconde solution. J’ai crains qu’une erreur de diagnostic ne vous ait conduit à me prescrire le mauvais traitement.
Je veux me convaincre qu’une telle erreur n’a été rendue possible que par une mauvaise présentation des symptômes de mon mal. Permettez que je vous narre les derniers événements qui attestent de l’inefficacité de la méthode. Peut-être y trouverez-vous davantage de matière pour vos recherches.
Étrangement, j’ai d’abord cru à ma rédemption. Le temps d’une après-midi, j’ai cru respirer à nouveau le soleil de la brocouille. Mais ce leurre n’a fait qu’endormir mon esprit et m’égarer encore davantage. Lisez plutôt.
Le week-end succédant à la prise du remède, je suis retourné en mer avec J. Il m’avait proposé une plage loin au nord, une plage sauvage. La route, cahoteuse, n’en finissait pas. Enfin, je l’ai suivi sur une piste de sable (je n’en ai pas tellement l’habitude…). Après plus de trois kilomètres, j’ai aperçu la mer. Mais, en ralentissant pour mieux admirer le décor, je me suis ensablé. Pensez donc ! J’ai immédiatement pris cela pour un signe généreux du destin (je songeais au Haiku monorime « oh quelle belle plage » de Saint Milou Sputintin de Thuba dans « On a marché sur la dune » :
Oh quelle belle plage / Tes lèvres houleuses : la mer, un mirage ? / Mon coeur ensablé loin du rivage / Cette sécheresse : un mer-veilleux naufrage)
Dix minutes plus tard, seulement, J. avait déjà réussi à me sortir la voiture du sable. Ça avait été un peu trop court, mais quand même très bon.
Une fois dans l’eau, une houle légère semblait déjà murmurer mon mal de mer. Promesse tenue : après une demi-heure de palmage, je ressentais les effets délicieux d’une cinétose naissante. Je comptais sur l’absence du moindre petit îlot pour prétexter un retour impératif. Cependant mon camarade, n’entendant pas renoncer trop vite, m’a poussé à poursuivre la promenade. Et, malheureusement, au bout d’une heure, tous les symptômes avaient disparus.
Cela dit, après deux heures et demies, nous n’avions toujours rien vu. Trois ou quatre petits thons sont alors venus sous nos palmes, je me suis dépêché de les faire fuir avant que J. ne les aperçoive. Ce n’a pas été trop difficile. C’est alors qu’une raie manta est venue faire des dizaines de loopings devant nous (nous pouvions la toucher), histoire, parait-il, de bouffer du plancton. Mais j’ai bien vu, à son charmant sourire, qu’elle s’amusait comme une petite folle.
Peu après, sur le chemin du retour, J. a pris, hélas, un joli faskara (« Pagre double bande »). Le goût de cette broucouille, que j’avais cru retrouver enfin, devint ainsi plus amer, et l’inquiétude ne m’a pas quitté.
Je suis sorti de l’eau, mal à l’aise. Et je n’ai même pas réussi à m’enliser une seconde fois sur le chemin du retour.
La semaine suivante, B.& S. m’ont proposé une sortie bateau, histoire de visiter quelques récifs au large. J’ai sauté sur l’occasion, avec l’espoir de réussir, enfin, une éclatante brocouille. J’ai même accru (mais si) mes chances en équipant mon MV n°6 d’une paire de sandows megaboosters blonds qui ont très efficacement (j’ai vérifié) fait perdre toute espèce de précision à mon arbalète, et m'ont joliment explosé le sternum, tout à fait comme je l'espérais.
Encore une fois, ma vigilance et ma concentration m’ont permis de bien entamer la journée : à peine arrivé sur le premier récif, et soigneusement barbouillé par l’heure et demie de navigation préalable, j’ai ressenti des aigreurs d’estomac et des vertiges en mettant la tête à l’envers lors de mes descentes. Après dix minutes dans l’eau, je suis remonté à bord. J’ai pris un petit cachet, et je me suis endormi presque immédiatement. En me réveillant, j’ai constaté avec satisfaction que mon estomac continuait de maugréer. J’ai donc également pu éviter de me mettre à l’eau sur le deuxième spot. J’ai encore dormi, puis j’ai mangé, confiant, une assiette de poulet biryani, « au cas où »…
Mal m’en a pris : je me suis immédiatement senti beaucoup mieux.
Aussi, sur le troisième et dernier spot, je n’ai pas eu d’autre choix que de me mettre à l’eau. Dès les premiers coups de palmes, j’ai senti que le coin sentait mauvais : une mange nombreuse et serrée, nerveuse. A la deuxième descente, alors que je comptais réciter quelques psaumes au corail sur les 12m, je suis tombé nez à nez avec, d’abord, un petit thon de moins d’un kg, puis une carangue à gros yeux, nettement plus grosse. Dans un faux mouvement, alors que je voulais esquisser de ma main droite un geste pour l’effrayer, mon index a malencontreusement déclenché le système de détente : la flèche est partie et a, mille fois hélas !, transpercé le pauvre animal.
Mes collègues m’ont rejoins, et ont cru nécessaire de me féliciter pour ma carangue (le plus gros poisson qu’il me soit arrivé de tuer, ô désespoir !). Je les ai suivi, la mort dans l’âme, vers des fonds moins nourris. Il était trop tard. J’agachonnais sans espoir, craignant à chaque instant de rencontrer un poisson encore plus gros.
Après une heure et demie, pour la première fois de ma vie, j’ai vu un couple de jolis requins de récifs à pointe blanche. J’aurais tellement aimé qu’ils viennent m’arracher ma carangue ! Voilà une brocouille qui aurait eu de l’éclat ! Mais non : ils ont préféré fuir. Les lâches.
C’est alors que sous mes palmes, à sept-huit mètres, un banc de cinq ou six carangues arc-en-ciel est venu rouler des yeux inquisiteurs. Rapidement, je me suis ventilé, je suis descendu, et je me suis planté au milieu du banc, dans l’intention de les faire partir. Mais ma minute d’effrayachon n’aura pas suffit et, alors que je remontais, j’ai vu B. descendre, viser, tirer et tuer l’une des carangues. Les autres, décidément trop curieuses, sont restées à lui tourner autour. Je suis donc redescendu et, encore une fois, alors que j’agitais mon fusil dans tous les sens pour les faire fuir, le coup est parti tout seul. La flèche a traversé le corps de l’une d’elles, avoisinant les 8 ou 9 kilos. J’en ai ressenti une violente excitation de chasseur-cueilleur mal dégrossi. Je me sentais avili.
Dans un effort surhumain contre tant de bestialité, j’ai eu la présence d’esprit, en remontant, de bloquer mon moulinet, ce qui n’a pas manqué de faciliter le décrochage de la bête. En la voyant s’échapper soudain, j’ai poussé un cri dans mon tuba… Quelle joie, je dois dire, de réaliser enfin, de nouveau, cette superbe figure… ça m’a presque consolé de ma carangue à gros yeux. D’autant que, quelques minutes plus tard, le bateau nous a fait signe de rentrer. C’était la fin de la journée…
Rentré au port, les collègues ont insisté pour me prendre en photo avec la « gros yeux » ; Sur cette image, mon sourire est trompeur : j’étais en train de songer à l’autre carangue…
Ce n’est qu’en rentrant chez moi que, voyant cette carangue de 4,5kg posée sur ma table, j’ai ressenti le contre-coup de ce nouvel échec. J’avais beau avoir réussi le décrochage d’une belle carangue, il me restait bien celle-là, dont l’œil énorme me semblait soudain être un gouffre sans fond où je m’abîmais.
Je me suis dépêché de lui lever les filets.
Que pourrais-je ajouter ? Les mots sont vains et ne seront jamais assez forts pour porter tout mon désespoir. Ma plume s’assèche et j’ai perdu mon lyrisme. Même la défaite devient fade sous mes doigts (je savais si bien la chanter !). Dans cette chasse impossible de l’inaccessible, je perds mon souffle.
Je sens bien que les événements s’accélèrent, qu’il est déjà trop tard pour revenir en arrière, que mon esprit aura bientôt définitivement perdu sa direction, sa fierté, et que je n’aurai plus qu’à me fondre dans la masse grouillante et misérable des non-brocouilleurs…
Combien de semaines, encore, avant que… ?
Dr Pintade, je vous en supplie, ne me laissez pas me perdre encore davantage.
D’autant que, me trompé-je ? Il me semble que ce mal qui me touche atteindra bientôt d’autres fidèles : ne voyons-nous pas, déjà, disparaître les plus beaux CR de brocouille ? Ce haut temple de la brocouille qu’était spearboy.com n’est-il pas en train de devenir, comme tant d’autres, une vulgaire auberge espagnole pour prédateurs sans poésie ?
Je ne sais comment l’expliquer, mais je pressens que ce mal n’est pas une simple déchéance de ma vertu : il s’agit bien plus sûrement, et plus effroyablement, d’une forme de peste endémique (oserais-je dire une grippe aviaire ?), un mal rampant qui bientôt nous saisira tous, vous compris, peut-être...
Il est temps, Dr Pintade, que nous tentions quelque chose de plus radical.
Aidez-moi à sauver la brocouille avant qu’il ne soit trop tard.
Je m’en remets à votre sagesse supérieure, et à votre instinct infaillible.
Rataxès